Partie 24 : le travail

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1 et 7

Dans le petit village d'Appie, c'est une véritable révolution. Rares sont ceux qui possèdent des objets techs, mais le tech a de la valeur, tout le monde sait ça. Chaque habitant d'Appie a eu l'occasion d'en grappiller quelques morceaux à droite à gauche. Des écrans d'ordinateur cassés, des fragments de câble, des manches de poêle, des cheveux de poupée, tous les éclats du monde riche que la loi leur interdit formellement de conserver et qu'ils sont censés remettre à la SRAM.

Impossible même à ces débrouillards de les réparer : les métaux techs ne fondent pas et ne se forgent pas, le plastique tech refuse obstinément de prendre une autre forme que celle de son origine, les morceaux de câble tech ne se connectent à rien. Pourtant, ils les ont toujours gardés, convaincus que cette matière interdite leur servirait tôt ou tard.

Pour 1, c'est facile d'en faire quelque chose. Une fois créés, on peut transformer les matériaux techs grâce à quelques clés chimiques appliquées correctement, ce qui constitue le secret le mieux gardé de la SRAM. Et 1 arrive à sentir chaque objet, comme une partie de son propre corps, devenue insensible au toucher mais terriblement présente au bout de ses doigts. Il guide les molécules indécises vers leur juste place. Il transforme les codes inscrits dans la matière.

Un par un, les habitants médusés viennent lui apporter leurs petits trésors techs qu'il malaxe, façon et intègre à la machine monstrueuse qu'il est en train de monter. Il n'y a pas de quoi faire quelque chose d'utilisable avec chaque fragment qu'on lui offre, aussi il a décidé de voir grand et d'agglomérer le tout dans un unique objet qui servira à tous.

Un méga-ordinateur aux capacités identiques à ceux du laboratoire lui paraît tout indiqué.

Personne n'a la moindre idée sur la façon de s'en servir. Mais les ordinateurs techs, c'est le pouvoir et la richesse, c'est la liberté, c'est la porte ouverte pour appartenir enfin au monde qui les ignore, pour rentrer dans le système. Les uns après les autres ils apportent cadeaux en liquide ou en nature aux Joesburg pour avoir leur part de ce morceau de rêve. Au final, la somme qui arrive dans les mains du couple vaut largement les mauvais vêtements qu'ils finissent par offrir aux deux Techs et le coin d'établi poussiéreux qu'ils leur laissent pour dormir. Il est plus de minuit et 1 a obtenu de finir son travail le lendemain. Il s'endort comme une souche, 7 allongée sur lui pour qu'elle n'ait pas mal au contact du sol dur.


Dans la pièce d'à côté, les Joesburg réfléchissent et se disputent à voix basse. Le jeune homme venu de nulle part inquiète Freddy, qui pense que l'autre est un de ces génies fous dont ils parlent à la télé, qu'il s'est évadé d'un asile avec la gamine et que l'un ou l'autre finira par les égorger dans leur lit. Le regard inquisiteur que 7 a posé sur lui jusqu'à s'écrouler de sommeil n'a pas apaisé sa nature méfiante, au contraire. Il promet à Telmina que la fameuse machine leur attirera les plus épouvantables ennuis auprès du gouvernement et, pire encore, de la SRAM. Les bicolores, comme on appelle les agents SRAM en raison de leurs blouses à deux couleurs, chercheront des responsables, comme toujours. Et sans aucun doute, ce sont les Joesburg qui seront désignés.

Telmina n'a qu'un argument mais il est de taille, et elle le martèle consciencieusement jusqu'à ce qu'il finisse par entrer dans la caboche épaisse de son mari : les gosses peuvent leur rapporter beaucoup d'argent. D'abord parce que le grand maîtrise le tech, autant dire le monde. Ensuite parce qu'ils sont effectivement sans doute évadés d'un asile, et qu'une récompense finira sûrement par courir sur leur compte s'ils se cachent assez longtemps. Telmina les a examinés : ils sont propres, soignés et bien nourris. Ils doivent avoir une famille riche qui les a mis dans un bon établissement. Ça peut rapporter gros s'ils arrivent à bien manipuler le grand.

Freddy n'a pas raconté à sa femme ce qui s'est passé quand il a approché du gars. Comment il s'est fait désarmer avant même que l'autre ait ouvert les yeux. Ça lui a rappelé de mauvais films aux héros surpuissants.

Oh, bien sûr, ensuite le type s'était montré très poli et respectueux — c'était bien la première fois que quelqu'un donnait du monsieur à Freddy Joesburg — mais il reste quand même un type dangereux. Freddy pense que ce gars pourrait décider n'importe quand qu'il s'est assez fait exploiter et partir en mettant le feu à leurs maigres possessions. Il veut que ces deux oiseaux de mauvais augure décampent le plus vite possible, point final.

Telmina est une dure à cuire capable pour de l'argent de piétiner allègrement principes, lois et mari. D'un autre côté, c'est une petite bonne femme qui s'est déjà pris plus que sa part de taloches conjugales, lorsque Freddy avait trop bu et était de mauvaise humeur, ou simplement assez en forme pour lever la main. Elle considère la chose comme faisant partie des liens sacrés du mariage. Elle sait que laisser Freddy à court d'arguments le pousse souvent à utiliser sa force pour imposer sa décision, surtout lorsqu'il est pris en flagrant délit de lâcheté. Elle insiste plutôt sur l'argent.

Finalement, elle lui montre la part qu'elle avait cachée sur les "cadeaux" de leurs voisins : cinquante crédits en cartes plastifiées et vieux billets froissés, une véritable fortune au marché noir. Les yeux de Freddy brillent. Cupidité et peur luttent encore un moment. Enfin, il admet que ça vaut sans doute la peine de garder le type un peu plus longtemps. Mais en prenant une précaution supplémentaire.

Épuisés, 1 et 7 dorment comme des souches au moment où ils auraient besoin d'en apprendre plus long sur les intentions de leurs hôtes.


Au réveil, le couple Joesburg est charmant. Telmina va même jusqu'à grimacer une ébauche de sourire en leur offrant des œufs et du pain grillé. Freddy est assis avec eux tandis que sa femme sert tout le monde. Il demande à 1 ce qu'il compte faire pour le moment :

« Je vais terminer l'ordinateur aujourd'hui et ensuite nous partirons.

— Et où donc ?

— Dans un endroit où nous trouverons plus facilement du matériel tech.

— Sûr que t'es sacrément doué mon gars ! Mais là-bas il y a plein de gens qui sont doués de même, tu trouveras jamais de travail. Alors qu'ici il y a ben du boulot pour un p'tit gars doué. Et dès que t'auras remboursé tes frusques on te paiera pour sûr, on te paiera bien.

1 sait personne ne peut utiliser du matériel tech aussi bien que lui, et que Freddy n'a pas à le savoir. Il explique alors :

— Nous allons chercher quelqu'un là-bas.

— Qui ça donc ?

— On ne sait pas encore. Quelqu'un de responsable de... d'un truc terrible, termine-t-il maladroitement.

Freddy se repousse vers le dossier de sa chaise avec un soupir de contentement.

— Ben mon gars, je te souhaite bonne chance alors. T'auras fini ta machine quand ?

— Si j'avance aussi bien qu'hier, vers midi je pense.

— Ben ça. Ben ça. Tu vas nous manquer alors. Comme un fils que t'étais pour nous, pas vrai maman ?

— Sûr. » conclut sombrement Telmina qui a épuisé toute sa réserve d'amabilité avec le sourire.

1 arrive à comprendre que "ben ça" veut dire quelque chose comme "c'est bien, ça", et que dire qu'il était comme un fils est une formule aimable. Il a appris les règles de politesse en usage courant dans différents milieux sociaux, mais personne n'avait imaginé qu'il aurait un jour à parler à des gens comme Freddy et Telmina. Les responsables du projet Techs humains ne doivent même pas savoir qu'il existe encore des gens comme eux. 1 est assez perdu et ne se rend pas compte que de voir Freddy accepter si facilement son départ est mauvais signe. Pour le moment, il vient de goûter au café très noir servi par Telmina et est concentré sur le fait d'avaler sa gorgée.



Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant