Partie 33 : le 10 rue Carson

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3, 4 et 5

L'entrée est grande et plutôt accueillante. L'effet sobre et glacé des murs blancs est contré par les centaines de posters, surtout des hologrammes teintés de couleurs vives qui sont collés les uns sur les autres. Le sol déborde de chaussures et de vêtements entassés, un fauteuil et une chaise sont posés en équilibre sur une table basse sans autre but apparent que de créer une tour, un coin est masqué par un tissu dont le drapé rappelle une tente de cirque, partout des bouteilles vides ou pleines colonisent le moindre recoin encore libre. Une odeur domine la pièce, quelque chose d'agréable mais d'un peu trop entêtant, qui fait tourner la tête des enfants sans leur tendre les nerfs comme le ferait un trop-plein d'énergie tech.

Un chemin est tracé dans le hall, tournoyant autour des objets comme un chemin qui aurait oublié toutes ces histoires de ligne droite comme trajet le plus court entre deux points. Il mène jusqu'à un couloir qui ressemble au hall, à part que l'odeur est plus forte encore. Le long du couloir, des pièces dénuées de porte exhibent leur contenu. Au fur et à mesure de leur avancée, les enfants voient des meubles de tous les genres, des chambres rangées avec un soin maniaque et d'autres qui pourraient servir de débarras, des salons, des pièces vides, des choses bizarres, des objets familiers abandonnés entre des peintures démentes, des livres et des ordinateurs... Tous les objets techs sont rassemblés dans une ou deux pièces, au fond de la maison, et les enfants font un geste spontané vers eux. Mais ce n'est pas le moment. Ils suivent le couloir jusqu'à une nouvelle porte, tout au fond, qui donne sur un immense jardin.

Dans lequel une trentaine de personnes sont installées, debout ou assises dans l'herbe, écoutant de la musique et bavardant doucement en regardant les étoiles. Personne ne leur prête attention.

« Heu... salut ? » tente 4.

Il n'y a personne de leur âge à première vue. Quelques tout jeunes enfants sont avec leurs parents et il y a des adolescents. Les autres sont adultes, parfois même très âgés. Ils paraissent tous détendus et heureux, très différents de la foule pressée qu'ils ont rencontrée en ville. Les trois Techs s'avancent et sans plus se poser de questions s'assoient dans l'herbe avec les autres. Personne ne leur demande d'où ils viennent et comment ils ont connu cet endroit, on les accueille gentiment et on commence à les faire participer à la discussion : ils comprennent que le sujet est l'âme, mais les gens utilisent tellement de métaphores et d'idées qu'ils ne connaissent pas qu'ils sont rapidement perdus. Ça n'a pas d'importance. Plus loin d'autres personnes rient, un véritable fou rire et 4 aimerait bien les rejoindre, mais il n'a plus envie de se relever. Il se sent bien ici. Il s'allonge dans l'herbe et s'endort. 5 pose sa tête sur lui, veillant à ce que leurs peaux ne soient pas en contact pour que leurs rêves ne se mélangent pas.

3 préfère faire les choses dans les règles. Dans tout ce qu'on lui a appris sur le monde extérieur, il est inadmissible d'arriver chez des inconnus et de s'installer sans s'annoncer avant. Ils sont venus ici parce que d'après leurs informations ici c'est possible. Mais ça lui paraît dangereux. Peut-être qu'il suffit vraiment de franchir la porte pour faire partie de cette communauté. Et peut-être qu'ils ont manqué une étape cruciale et vont se faire mettre dehors dès que quelqu'un s'en apercevra. Elle part donc à la recherche d'un responsable. Ce qui est plus facile à dire qu'à faire.

La première personne interrogée rit en entendant la question. La deuxième se lance dans un laïus sur l'importance justement de ne pas avoir de responsable et sur le véritable sens du mot « liberté ». La troisième lui adresse un regard éteint, lui pose une main sur l'épaule, rapproche de son visage une bouche à l'haleine chargée et lui dit d'aller comprendre. Puis s'en va avant que 3 ne lui demande ce qu'elle est censée comprendre et pourquoi elle devrait aller quelque part pour ça. Enfin, quelqu'un qui lui semble plus normal — il n'a pas les yeux extasiés ni enflammés et ne tangue pas même s'il est debout — lui explique qu'ici, il n'y a pas de responsable, mais qu'elle peut poser ses questions à des personnes importantes dans la communauté. Après quoi il la guide au fond du jardin auprès d'une femme entourée d'un cercle respectueux d'auditeurs, une femme plus vieille que toutes celles que 3 a jamais vues de sa vie. Son guide la plante là avant qu'elle ne soit revenue de sa surprise. Tout le monde est assis et elle s'assoit à son tour. Elle suppose que tous ces gens sont des subordonnés qui attendent les ordres.

En réalité, ils passent moins de temps à écouter qu'à parler — chacun à son tour expose un problème ou une interrogation, concret ou abstrait, puis les autres donnent leur avis et enfin la vieille femme dit quelque chose. 3 a du mal à comprendre les questions et encore plus les réponses mais tout le monde a l'air heureux et apaisé. Elle attend patiemment son tour jusqu'à ce qu'elle réalise qu'il n'y a pas de tour. Elle profite alors d'un silence pour poser la question :

« Je suis venue avec mon frère et ma sœur, est-ce qu'on peut rester ici ? »

La vieille femme sourit et ses rides forment des centaines de sourires sur tout son visage, ses yeux sont chaleureux et 3 se dit qu'elle est très belle. Elle fait un geste de la main, un mouvement élégant qui évoque de la danse, et dit qu'ils sont les bienvenus ici. Les autres renchérissent : oui, bien sûr, tout le monde est le bienvenu, pas de problème. Une jeune fille lui demande s'ils veulent qu'on leur déniche un coin et qu'on les aide à s'installer, elle a compris que 3 cherche un cadre auquel se raccrocher. La petite fille accepte avec plus de soulagement qu'elle ne l'aurait avoué. Elle se sent un peu mal à l'aise à côté de la vieille femme. Son regard est chaleureux, oui, bienveillant, mais il est aussi redoutablement perçant que s'il pouvait voir jusqu'au fond de son âme. Elle paraît avoir toutes les réponses même aux plus secrètes des questions. C'est ça qui est effrayant. Cet espoir qu'elle sache vraiment tout. Si 3 lui posait la question qui la hante et que cette femme n'avait pas la réponse... ou pire, si elle répondait n'importe quoi... ce serait encore bien plus horrible que si 3 n'avait rien dit.

La jeune fille s'appelle Tracy et précise qu'ils peuvent l'appeler Butterfly. 3 se demande si sa voix à elle sonne aussi faux et pleine d'espoir quand elle prétend s'appeler Nora. Maintenant que le Professeur Milley est enlevée et loin d'eux, à qui pense-t-elle le plus, à 3 ou à sa vraie fille, la vraie Nora ? Ça aussi c'est une question qu'il vaut mieux ne pas se poser.

3 et Tracy entrent dans l'immeuble. Tous les appartements sont reliés pour en faire une véritable maison. La jeune femme prend spontanément la main de la petite et même si celle-ci est très gênée, elle ne la retire pas. Elle se demande si cette adulte lui prendrait la main aussi volontiers, aussi joyeusement si elle savait que 3 est une Tech. Au laboratoire personne ne la touchait sans une raison valable. Mais tout le monde câlinait facilement 7. C'est aussi une question d'âge et de caractère. Peut-être que Tracy lui prendrait la main quand même.

Elles trouvent effectivement un coin confortable où la jeune femme apporte des draps et des couvertures, avant de faire les lits selon un cérémonial que 3 observe avec curiosité. Au laboratoire, ce n'était pas comme ça. En même temps, au laboratoire les lits n'étaient pas de simples matelas posés sur le sol, sous des tissus formant une tente, en plein milieu d'une pièce à moitié remplie de meubles en bois anciens.

« Voilà, tu peux aller chercher ton frère et ta sœur ! s'exclame Tracy, toute joyeuse.

— Ils arrivent. » répond 3 qui commence à les prévenir mentalement.

Mais ils sont endormis et elle n'arrive pas à les réveiller par l'esprit. Autant aller les chercher elle-même. Elle réalise quelques minutes plus tard qu'elle a failli faire une gaffe et montrer à une inconnue qu'ils étaient télépathes. Elle se promet d'être plus prudente à l'avenir.

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant