Partie 50 : négociations

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1 et 6

L'enfant la fusille du regard, les lèvres serrées, une expression qui redonne confiance à Hindgam. Jusqu'à ce qu'il dise :

— Je ne vous crois pas et Betsie non plus.

Ève est déstabilisée et tente de gagner du temps :

— C'est pour ça qu'elle est partie ?

— Hein ? Heu, non. Elle devait aller quelque part. Pour moi.

— C'est toi le prisonnier.

— Non. C'est un copain.

Visiblement ce sujet met 1 mal à l'aise. Depuis le début de la conversation, Ève le soupçonne de cacher une forte anxiété sous ses manières bravaches, sans parvenir à en être sûre à cause de l'emprunt de corps. À présent il se tortille et porte sa main à sa bouche, pas pour sucer son pouce comme 6 mais pour se ronger les ongles. Il mord dans l'un d'eux et rabaisse la main vivement. Il est sans doute malpoli entre Techs de ronger les ongles de quelqu'un d'autre, même avec ses propres dents. Hindgam est sûre qu'il est dévoré d'angoisse à propos du mystérieux prisonnier et note précieusement l'information dans un coin de sa tête. Pour le moment ce n'est pas ça l'urgence. Elle se lève et le toise de toute sa hauteur.

— Écoute, petit débutant, j'ai un boulot à faire et je le fais pour vous, alors soit tu m'aides et tu expliques à Steven — qui doit être par là dans un coin de cette tête, j'imagine — ce que j'ai besoin qu'il fasse, soit je laisse les fauves vous mettre en pièce. D'ailleurs, viens par là.

Elle attrape la main de 6 et le tire derrière elle. Ils arrivent derrière le mur de l'amphithéâtre où aura lieu la conférence de presse. Une fente a été pratiquée pour permettre d'espionner la salle, dans la plus pure tradition moyenâgeuse, mais Hindgam sait qu'en ces temps de technologie de pointe beaucoup de monde refuse de croire autre chose que ses propres yeux. Sans se demander si c'est 1 ou 6 qu'elle prend dans ses bras, elle attrape l'enfant et le hisse jusqu'à ce qu'il voit par la fente.

Elle sait très bien le spectacle qui l'y attend. Deux cent quatre-vingt-trois journalistes, venus de tous les pays du monde, et pour la plupart accompagnés de leurs traducteurs bien qu'ils parlent parfaitement anglais Suffisamment de caméras et de micros pour retracer la moindre de leurs respirations millième de seconde par millième de seconde. Plus d'objectifs que d'humains. Un silence électrique, la pression de l'orage avant l'éclair. Elle n'est pas étonnée d'entendre l'enfant émettre un hoquet sous l'effet de la surprise. Elle le fait redescendre et se masse les bras. Il est plus lourd qu'elle ne l'aurait cru.

— C'est différent de ce qu'on voit par le Réseau, pas vrai ?

Elle ne sait pas si elle s'adresse à 1 ou à 6 jusqu'à ce qu'il relève la tête vers elle et qu'elle voit qu'il se mord la lèvre, indécis. Ce n'est pas le genre de choses que fait 6, c'est donc toujours 1 qui est aux commandes. Elle décide d'adapter ses explications à son âge à lui :

— Si je vous lâche là-dedans avec pour seules armes vos bonnes intentions, vous allez vous faire dévorer tout cru. Ces gens ne sont pas là pour vous écouter, ce sont des journalistes et des féroces. Ils sont là pour poser des questions et ce seront les pires des questions, ils vont vous traquer jusqu'à ce que vous ne sachiez plus quoi dire, jusqu'à ce que vous ne sachiez plus ce qu'il y a dans vos propres têtes. Ils savent très bien faire ça. Tous ceux qui passent devant eux sont aidés à l'arrière par notre équipe qui leur dicte les bonnes réponses, et ils ont de l'expérience de ce genre d'arène. Pas vous. Votre meilleur moyen d'expliquer que vous êtes des humains, de simples enfants juste un peu plus télépathes que la moyenne, c'est de le montrer. Et pour le montrer, il faut que Steven ait l'air inoffensif et mignon. C'est tout. C'est simple. Dis-le-lui, d'accord ?

L'enfant soupire et regarde tristement Ève.

— Il sait très bien le faire tout seul. Je vais le laisser s'occuper de ça. Simplement, n'oubliez pas que même si vous lui dites ce qu'il doit faire, je suis toujours avec lui, et si ce n'est pas moi c'est 2, enfin, Betsie, et qu'on ne vous laissera pas lui raconter de mensonges. Même quand vous ne nous voyez pas, on continue à veiller sur lui. Compris ?

— Reçu cinq sur cinq.

— Alors il faut que je sois gentil, c'est ça ? Et que je suce mon pouce ?

6 a repris les commandes de son corps, paisible, vérifiant le plan comme s'il demandait plus de détails sur la meilleure façon de se brosser les dents. Aucun doute, c'est bien lui. Hindgam ne connaît pas grand-chose aux enfants et elle est la première à dire qu'elle serait incapable de les différencier les uns des autres sans leurs cartes d'identité. Mais lui, elle commence à le connaître. Et à l'apprécier.

— Parfait, bonhomme. Maintenant, tu es prêt à entrer en scène ?

— Oui.

— Tu n'auras pas peur ?

— C'est vous qui allez parler, non ?

— Non, mais c'est moi qui leur ai expliqué ce qu'ils devaient dire.

— Alors j'ai pas peur.

Ève lui sourit.

— Dans ce cas tout va bien se passer. Je te le promets. »



3, 4 et 5

Ils ont fui loin du Réseau et du cri révolté de 5. La petite fille a la migraine et a besoin de calme. 3 et 4 n'ont pas hésité cette fois à voler une voiture tech — leur petite sœur pèse son poids, et sa douleur à elle les rend beaucoup moins sensibles à l'éventuelle douleur de quelqu'un qui souffrirait de ce vol. Ils vont devoir l'abandonner rapidement, car 5 n'est même plus capable d'établir une protection entre son esprit et le Réseau, son esprit s'étiole au fur et à mesure qu'elle le répare. Ce que les Techs appellent leur esprit, qui contient toutes leurs pensées et leurs sentiments, leur identité, leur conscience, c'est ce qu'ils considèrent comme leur vrai moi. Mais la place de ce vrai moi est dans le cerveau qui l'a créé. Lorsque l'esprit part sur le Réseau, ce n'est qu'une représentation, une ombre électrique issue de leur corps, qui peut être détruite. Le cerveau Tech en reconstruit alors une autre à l'identique. La migraine tech est malgré tout l'équivalent d'une mort cérébrale, l'extinction de toute conscience, et le processus de reconstruction est atrocement lent et douloureux. 4 emploie le peu d'énergie qu'il lui reste à protéger l'esprit renaissant de sa sœur tandis que 3 conduit le véhicule. Mais eux aussi doivent faire très attention s'ils ne veulent pas avoir une migraine à leur tour. Ils ont déjà donné presque toute leur énergie à 5.

« Où est-ce qu'on va ? demande 4 d'une voix pitoyable.

Ça fait un moment que 3 y réfléchit. Après le coup d'éclat de sa petite sœur, le retour au 10 rue Carson lui paraît plutôt compromis. Elle a entendu parler d'un endroit où les matériaux Techs sont excessivement rares car ses habitants sont tous très pauvres. Ça devrait faire l'affaire le temps que 5 aille mieux — ensuite ils aviseront.

— On va se cacher dans le Ghetto.

— Hein ? Mais il paraît que c'est super dangereux là-bas !

— Il n'y a pas d'accès au Réseau, 5 sera vite guérie et on partira tout de suite. »

De toute façon ils n'ont pas le choix. Le Ghetto d'Ambton n'est pas loin et son accès nécessite un laissez-passer si basique que même 3 arrive à le créer de toutes pièces. Arrivés devant l'immense mur bétonné, elle dirige la voiture vers l'une des portes de métal, pendant que 4 pirate les caméras de surveillance — il n'a pas la force d'effacer leur image, les éteindre toutes suffira bien. Il n'y a personne aux alentours. La porte s'ouvre, ils entrent dans un tunnel, la porte se referme derrière eux, après quoi une autre porte devant eux s'ouvre. 3 et 4 abandonnent le véhicule et sortent en portant 5.

Ils arrivent dans une cité en ruine.

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant