Partie 65 : Seul

230 23 3
                                    


"Comment pouvons-nous laisser ces parasites se nourrir de nos efforts ? Chaque semaine, chaque jour, ce sont des millions de t-crédits qui sont utilisés pour fournir de l'eau, de l'électricité et des vivres à ces viviers de terroristes que sont les Ghettos. Et pourquoi ? Que font-ils pour l'Alliance qui les nourrit ? Rien. Absolument rien."

Éditorial du quotidien Le Contributaire, 3 octobre 2112





4

Les lourdes portes se referment derrière 4 dans un claquement sinistre. Le voilà seul. Il peut rejoindre le Réseau mais il a laissé ses deux sœurs derrière lui. Il a abandonné 5, sa complice de toujours. Il reste quelques instants le dos appuyé contre la porte sans parvenir à réaliser ce qu'il a fait, ce qu'il vient de faire...

Pourvu oh pourvu que tout aille bien.

Au bout d'un moment il tente de se convaincre de partir. Il doit bouger. Si 3 ou 5 étaient ici il y a belle lurette qu'elles auraient commencé à agir. Mais elles ne sont pas là. Il n'y a que lui. Et lui doute d'être capable de sauver qui que ce soit.

Il se plonge dans Réseau à la recherche de ses frères et sœurs. À peine plongé dans le courant d'or il blinde son esprit, mais sa protection est insuffisante contre la tempête qui se déchaîne en ce moment dans le Réseau. Il attrape de justesse un fil rouge, augmente son blindage et suit le fil à tâtons jusqu'à l'abri de la pieuvre. Elle tient bien le coup et une fois de plus le talent de 5 l'épate. À l'intérieur il retrouve 6 et 7.

Où sont 1 et 2 ? demande-t-il anxieusement. Il faut aller sauver 3 et 5 !

1 est avec M. Edmund pour chercher les professeurs, lui signale 7 en lui envoyant le peu qu'elle sait sur ce mystérieux ravisseur.

2 est en train de parler avec des gens importants et d'espionner des fichiers en même temps, et moi ils m'ont renvoyé dans ma chambre, dit 6 en envoyant lui aussi les dernières informations recueillies.

4 s'écroule sur le sol de la pieuvre, n'ayant même plus la force de maintenir son avatar humain. Tout ça fait trop pour lui, beaucoup trop. Et en plus il est l'aîné. Enfin, aîné des Techs disponibles. C'est à lui de savoir ce qu'il faut faire et de s'occuper des plus petits qui attendent son verdict.

Et 3 et 5 ? demandent 6 et 7. 4 leur fait un rapide résumé de la situation. Ils sont moins inquiets que lui : 7 a une confiance absolue dans les capacités de ses sœurs et 6 pense que les plus grands vont les tirer d'affaire avant qu'elles n'aient de problèmes. Peu à peu l'aîné se calme. Il a été terrifié, aucun doute, et d'une certaine manière il l'est encore, mais il commence à prendre un peu de recul. À présent qu'il peut voir la situation par des yeux extérieurs, il réalise qu'il a encore du temps. Ses sœurs vont être ultra-protégées par Thune pendant plusieurs jours. Ça laisse le temps à 1 et 2 de trouver une solution. L'essentiel est que les filles obéissent bien gentiment à Thune, et malgré la haine de 3 et l'insubordination naturelle de 5, elles devraient comprendre où est leur intérêt...

Peu à peu le naturel optimiste du garçon reprend le dessus. Les battements affolés de son cœur se calment. Jusqu'à ce qu'on l'interpelle :

« Hé, le gosse ! Sors tout de suite d'ici, tu es dans une zone interdite !

4 met quelques secondes à réaliser que l'avertissement vient du monde matériel. Il ouvre les yeux. Il est toujours adossé à la porte et deux hommes armés le menacent. Encore une fois. L'enfant leur adresse un regard aussi épuisé que désespéré. Là, c'est vraiment trop pour lui. Qu'ils fassent ce qu'ils veulent. Il abandonne.

Les deux vigiles, qui avaient cru qu'il cherchait à toucher la porte interdite pour s'en vanter devant ses amis, abaissent leurs armes et lui demandent d'une voix plus douce :

— Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu es perdu ?

4 n'arrive pas à répondre. Une énorme boule s'est formée dans sa gorge et c'est à peine s'il peut respirer.

— Où sont tes parents ?

Le petit garçon ne peut plus se retenir et se met à pleurer. Il ne sait même pas pourquoi. Il lui semblait pourtant que ça allait mieux. Les grands vont s'occuper de tout. 1 va retrouver les professeurs. Et lui-même est sorti du Ghetto. Pourtant il pleure, il pleure comme il n'avait encore jamais pleuré de sa vie, comme s'il tentait de se noyer dans ses propres larmes, comme si le chagrin qui s'est brutalement abattu sur ses épaules était le malheur du monde entier.

Ce n'est que la tension accumulée qui se décharge, mais il ne comprend pas pourquoi il se sent aussi mal, aussi misérable, et la peur s'ajoute : 4 se dit qu'il continuera de pleurer jusqu'à en mourir.

Il sent à peine que les vigiles l'entraînent. Il marche si lentement que l'un d'eux finit par le prendre dans ses bras et le porter jusqu'au poste de garde. Une fois arrivé 4 sent une petite voix résonner dans sa tête : c'est 6, qui a bravé le terrible courant du Réseau pour retrouver sa trace. Dès qu'il le sent 4 retrouve ses réflexes de grand frère et tisse un maillage protecteur autour de l'esprit de 6. Le petit l'a suivi parce qu'il était inquiet, et pour inquiéter l'imperturbable 6, il faut vraiment que son frère ait été dans un sale état.

4 tente d'expliquer que c'est la vue des fusils qui l'a bouleversé. 6 ne fait pas attention aux idées qu'il transmet maladroitement et lui envoie des sentiments apaisants, tout son amour et sa confiance. 6 est trop petit encore pour parvenir à détacher la tristesse et la peur de son frère mais sa présence lui rappelle que c'est possible. 4 se met au travail. Il s'est laissé submerger, à présent il utilise les techniques qu'on lui a appris pour reprendre le dessus. Tristesse et peur sont toujours présentes mais il peut les voir d'un peu plus loin sans se laisser étouffer par elles. En étant un peu moins étouffé par elles. Pour le moment.

C'est bon, dit-il à 6, je vais mieux. Retourne dans ton corps avant d'être trop fatigué. Dis à 7 de faire pareil et vérifie qu'elle a une bonne protection. On se retrouve plus tard.

6 prend un peu d'énergie à son frère pour renforcer son blindage et retourne à la pieuvre. 4 est fatigué mais fier de lui : il a su agir en aîné, il s'est occupé des plus petits. Le monde matériel a bien moins d'importance que ce rôle-là.

Dans le monde matériel, justement, il entend un des vigiles dire aux autres d'une voix affolée :

— Putain regardez ça, il est sorti par les portes !

Immédiatement 4 entre dans le système des caméras de surveillance et efface sa sortie. Il ne sait pas comment trafiquer les images pour donner l'impression qu'il est venu par l'extérieur, il sabote donc tout ce qu'il peut pour que les données soient inutilisables. Les vigiles jurent en tentant de retrouver la scène. Le Tech retient son souffle. Jusqu'à ce que l'un d'entre eux déclare :

— Laisse tomber, t'as dû rêver. Ou alors c'est le bug qui donne cette impression. Appelle un réparateur SRAM.

L'autre acquiesce. Ces employés dépendent de la ville, pas du B.A.G.N. ni de l'armée, et ils ne prennent pas leur rôle très au sérieux : il est impossible de sortir du Ghetto et leur tâche consiste à empêcher les opposants anti-ségrégation de s'approcher de trop près, point. Ils surveillent et appellent à l'aide les unités spéciales dès qu'il y a un problème. De l'avis général, ce poste est considéré comme une bonne planque.

À présent que 4 va mieux, les adultes hésitent à le signaler. Retrouver ses parents demanderait de fouiller dans les fichiers et de faire des rapports, c'est beaucoup pour un gosse qui a eu une grosse peur en voyant des armes et qui peut très bien rentrer tout seul maintenant. Une vigile vérifie qu'il sait bien où aller et comment rentrer, 4 n'a aucun mal à broder un mensonge convaincant, après quoi on le laisse partir.

L'enfant aimerait retourner au 10 rue Carson, mais à présent que les membres de la petite communauté savent qu'ils sont des Techs, c'est trop risqué. Il décide donc de rendre une petite visite à Josh Malone, l'acteur aimant les extraterrestres, en espérant qu'il soit mieux disposé.    

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant