Partie 35 : entrer dans la machine

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2 et 6

2 tient la main de 6 quand ils entrent dans le bureau de John Robertson, Président de l'Alliance des Gouvernements du Nord. Il y a beaucoup de monde avec lui. Deux fauteuils sont prêts pour les Techs, trop éloignés l'un de l'autre pour qu'ils gardent un contact physique. 2 s'assoit et prend le garçon sur ses genoux. Elle fixe ses yeux droit dans ceux du Président, qui esquive habilement son regard inquisiteur tout en contournant le bureau pour lui serrer la main. Il ébouriffe les cheveux de 6 d'un geste spontané et amical, geste qu'après toute une carrière en politique il entame automatiquement à proximité d'un enfant de moins de dix ans. Pour toute réponse l'enfant lui adresse un regard éteint.

C'est notre nouveau papa maintenant ? demande 6. Sa pensée indique qu'il est fatigué et désabusé, mais il utilise tout de même la même notion qu'il utilisait pour les professeurs Milley et Stones. 2 est choquée de le voir effacer si vite ceux qui les ont créés et élevés. Elle préfère pourtant ne pas rappeler à 6 que leurs vrais parents ont disparu. Autant qu'il oublie, s'il le peut réellement.

Et, bien que ça lui fasse mal de l'admettre, il n'a pas tout à fait tort : c'est bien cet inconnu qui va dorénavant veiller sur eux et leur dire quoi faire, pour le meilleur et pour le pire. Elle a décidé elle-même de se remettre entre ses mains. Elle a beaucoup plaint ses frères et ses sœurs qui errent dans ce monde trop dur... mais eux au moins sont libres.

Non, il faut qu'elle essaye pour ensuite prendre la meilleure décision : rester ou partir. Obéir ou fuir. Ici elle accomplira ce pourquoi elle a été créée, elle participera enfin à l'action et utilisera ses pouvoirs pour améliorer le sort des gens. Dehors elle serait inutile, ce serait un geste d'un égoïsme cruel. 2 est née pour protéger et servir et elle doit au moins essayer de le faire.

La jeune fille n'a pas écouté le long discours de présentation du Président Robertson. L'idée générale est qu'il est très content de lui-même. Enfin, il se décide à dévoiler à 2 quelle mission il va lui confier au sein de l'Alliance. Sa toute première mission. Qu'elle attend avec impatience pour dissiper enfin ses doutes, et au moins autant pour enfin sortir de la cellule qui lui sert de chambre.

« Tu seras dorénavant chargée de ma protection physique, sous les ordres du directeur de la sécurité, M. Lenners.

Le directeur en question salue de la tête la jeune fille médusée, qui demande :

— La protection physique ? Comme... garde du corps ?

— Tout à fait ! Nous allons te fournir l'uniforme officiel. Par contre, dans un premier temps, sans arme. Ce ne serait pas adéquat, dans la perspective actuelle.

— Mais... Mais je ne vais servir à rien ! Vous en avez des milliers, de gardes du corps, et plus forts que moi ! C'est dans le Réseau que je pourrais vous protéger efficacement !

Rapide coup d'œil entre le Président et le Premier ministre. Le premier semble triompher, tandis que le second se garde d'afficher la moindre expression. Ève Hindgam, l'attachée de presse présidentielle, prend la parole :

— Votre existence a beaucoup trop fuité pour qu'on puisse la cacher comme auparavant. D'ailleurs, effectivement, vous êtes appelés à faire de grandes choses, devenir des héros aux yeux du public. Mais nous avons besoin de faire les choses en douceur. Ce poste te rendra familière pour les spectateurs. Tu seras en arrière-plan sur la plupart des conférences importantes. Nous utiliserons ensuite une démonstration de tes pouvoirs pour montrer la force protectrice que tu peux avoir. L'important est cette valeur protectrice, tu comprends ? Un grand pouvoir est quelque chose d'effrayant pour le public, qui redoute toujours d'en être la victime en l'absence de contre-pouvoir. Il faut présenter les choses positivement et assez lentement pour laisser les informations pénétrer l'opinion.

— Et mes capacités dans le Réseau ? Vous allez leur en parler ?

— Pas pour l'instant, dit le Président, mais nous allons les utiliser. Ne t'en fais pas. C'est tout à ton honneur de ne pas vouloir te tourner les pouces alors que tu pourrais nous faciliter la vie, mais ne sois pas trop pressée. On s'en est très bien sortis sans enfants Techs jusqu'ici, tu sais ! »

Il éclate de rire, suivi de près par ses courtisans. 2 n'est pas spécialement rassurée, se demandant si cet homme sait réellement tout ce que les Techs sont censés faire pour l'Alliance. C'est comme s'ils méprisaient tout ce qu'elle est capable de faire, tout ce que les professeurs lui ont appris, pour la réduire au rôle d'animal de cirque. Même être traitée en arme vaudrait mieux. Au moins une arme a de la valeur.

Ils sortent. 6 va retourner dans sa chambre chez le B.A.G.N. en attendant qu'on sache quoi faire de lui. Andrew Burther s'en occupe personnellement. 2 va mettre un uniforme correct — exception faite des armes que les gardes du corps sont censés porter et dont l'unité Betsie va devoir se passer.

Ève Hindgam la rattrape. 2 tente de l'esquiver. Elle n'a aucune envie qu'on lui refasse la liste des excellentes raisons pour lesquelles elle doit rester à l'écart. Hindgam ignore totalement ses regards fuyants et lui dit :

« Toutes mes félicitations ! Te voilà entrée dans la machine !

— Elle est complètement ratée, cette entrée. J'étais censée sauver le monde. Et là, on me déguise comme une poupée pour rester plantée comme une idiote derrière celui qui travaille vraiment.

— On a tous commencé en bas de l'échelle ! À ton avis, il a fallu combien de temps à chacun d'entre nous pour que notre carrière nous permette d'entrer dans le bureau du Président de l'Alliance ? Et combien d'années de plus pour pouvoir y donner notre avis ? Sans parler d'être écoutés. Tu n'as que seize ans, Betsie, et toute la vie devant toi. Je sais qu'à ton âge c'est la chose la plus difficile au monde, mais crois-moi : prends patience. C'est la meilleure chose à faire.

— Mais... Et s'ils ne m'écoutent jamais ? Et si je ne sers jamais à rien ?

— Ne t'en fait pas pour ça. D'ici à peine un mois, c'est toi qui te plaindras de tout ce qu'on te demandera de faire ! Pour l'instant, il faut simplement que tu gagnes leur confiance à tous. Montre que tu peux obéir sans te plaindre, même si c'est ingrat, même si c'est humiliant, même si c'est tellement stupide que tu te demandes comment une idée pareille a pu germer dans un cerveau humain. Ça s'appelle donner des gages. Et remercie, surtout s'ils tirent profit de toi. Ne donne jamais à ton interlocuteur l'impression qu'il te force la main et que tu hésites. Garde toujours l'apparence d'une foi aveugle. Plus tu protestes, moins chacune de tes protestations sera entendue.

2 ne répond rien, abasourdie par ces conseils. Elle ne comprend pas comment son attitude pourrait influencer son rôle auprès de l'Alliance. Elle représente un atout majeur, pourquoi est-ce que ça serait à elle de courtiser les politiciens ?

Hindgam insiste :

— Tu n'es plus à la maison maintenant, ici personne ne veillera sur toi, chacun ne veille que sur son propre projet. On te demande de faire tes preuves et de montrer ta bonne volonté, comme n'importe quel adulte qui commencerait à travailler, surtout en politique. Et tu vas très bien y arriver. Tu es bien plus maligne qu'eux tous. Prends soin de toi et de ton petit frère, et tout se passera bien, je te le promets. »

Puis, brièvement, la jeune femme étreint 2 avant de partir aussi brusquement qu'elle est arrivée.

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant