Partie 54 : Thune

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3, 4 et 5

La tension a monté lentement entre les enfants du Ghetto et les Techs, même si Mok et 3 jouent à celui qui aura l'air le plus détendu. À présent 5 commence à revenir à elle et 3 cesse son petit jeu pour se pencher vers sa sœur. Mauvaise idée : tous les autres enfants en profitent pour en faire autant. 5 n'a pas encore ouvert les yeux mais elle sent le mouvement et se recroqueville sur le côté en gémissant, le visage enfoui contre le ventre de son frère. 3 est furieuse et chasse ces intrus d'une voix vigoureuse. Les enfants ricanent et ne s'écartent pas beaucoup. Plus que jamais ils font penser à des prédateurs guettant leur proie. 3 refuse d'ouvrir les portes du Ghetto et de les laisser sortir : il est évident pour elle qu'ils sont là pour une bonne raison.

« Voilà Thune. », murmure un enfant.

C'est celui qui avait demandé à Mok de ne pas leur faire de mal. Il est toujours à l'écart du groupe et regarde les autres avec l'air satisfait du premier de la classe qui sait que tous ses camarades vont être punis. Il s'approche de Thune d'un air servile. L'homme l'ignore. Il vient vers les trois Techs sous les sourires fiers et parfois cruels des autres enfants qui les ont bien gardés. Il leur adresse à tous un bref signe de tête de félicitation. Instinctivement 3 recule vers le mur.

Ce Thune n'est pourtant pas très impressionnant, il n'est ni grand ni costaud, les cernes de ses yeux et ses joues creusées évoquent la misère, tout comme que son odeur corporelle trop forte. Mais lorsque son regard se plante dans celui de 3, la petite fille a la sensation atroce qu'il lit dans son âme plus intimement qu'aucun Tech n'a jamais tenté de le faire, qu'il viole un espace sacré pour la mettre à sa merci. Elle ne se rend même pas compte qu'il sourit et qu'il lui dit bonjour gentiment. Ce ne sont que des détails. Il la regarde en se demandant par quel bout il va la dévorer. Comme le loup du cauchemar de 7, cette horrible nuit où ils ont dû fuir le laboratoire.

De là où il est, 4 ne peut pas apercevoir le regard de Thune et il ne comprend pas pourquoi sa grande sœur a si peur. Il serre 5 contre lui et essaye de l'aider à se relever. La petite fille gémit, tout son esprit tech nouvellement reconstitué lui fait horriblement mal.

« Allons, les mômes, dit Thune d'une voix lente et dépourvue de la moindre chaleur, venez avec moi. On va pas parler dans la rue.

À mon avis, lance 4 à 3 toujours pétrifiée, c'est maintenant qu'il faut qu'on se tire ! Il y a urgence !

On ne peut pas explique 3, détachant froidement ses pensées de la peur qui monte en elle. Il va falloir négocier nos pouvoirs.

Pourquoi ?

Regarde bien. Ils sont tous armés.

4 regarde bien et oui, tous les enfants portent sur eux une arme : couteau, tuyau métallique, chaîne, pistolet... Certaines sont glissées dans la ceinture ou dans le dos de l'enfant. D'autres portées nonchalamment dans les mains. Il ne s'était rendu compte de rien : tous les enfants se comportent comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.

Qu'est-ce qu'on fait ? demande-t-il de toute sa terreur.

On ment. On dit qu'on a besoin d'être tous les trois pour ouvrir les portes. Comme ça ils ne risquent pas de nous séparer. Je vais négocier avec eux. N'aie pas peur.

Mais toi aussi tu as peur !

Ça ira.

Leur échange n'a duré qu'une fraction de seconde. 3 et 4 prennent chacun un des bras de 5 qui arrive à marcher mais est toujours un peu groggy. Ils suivent docilement Thune, entourés de son escorte d'enfants. S'ils tentaient d'appliquer certaines des leçons qu'on leur a apprises — ou s'ils avaient plus d'expérience dans ce domaine — les deux enfants s'apercevraient que le calme qui les a entourés depuis leur entrée dans le ghetto n'est pas dû au hasard. De nombreuses sentinelles veillent sur eux, de jeunes adolescents armés de fusils mitrailleurs et postés sur les toits, et le petit groupe de Thune ne s'avance que dans les rues qu'ils signalent comme sûres. En théorie Thune contrôle cette zone du Ghetto, mais les portes sont des territoires très recherchés et sans cesse contestés, c'est le seul espoir d'évasion de cette prison géante.

Les Fous avaient osé mettre des espions sur place et espéraient bien récupérer les enfants avant que Thune ne s'en occupe. Mais les fidèles de Thune sont efficaces et incorruptibles et Thune l'avait su. Il les avait donc ramenés à l'obéissance au cours de négociations sanglantes avant de venir chercher son bien. La rumeur a beau avoir des ailes dans le ghetto, il espère bien réussir à tirer parti des trois Techs avant que les clans les plus importants ne tentent de les lui dérober : chaque espoir d'évasion a une valeur incalculable ici.

Ils entrent dans un immeuble, descendent dans une cave reliée à une autre cave, remontent dans un autre immeuble aux allures de labyrinthe. Sans le moindre Réseau auquel se relier, les trois Techs sont vite totalement perdus. Chaque couloir est gardé par des enfants ou de jeunes adolescents armés qui vénèrent Thune et sourient cruellement à ses proies.

Enfin, ils entrent dans une salle encombrée d'ordinateurs binaires, de matériel de récupération, de stocks de nourriture, d'eau et d'armes. Il y a quelques adultes devant les ordinateurs qui évitent soigneusement de regarder Thune ou les Techs. Ils ont un visage maladivement creusé et des plaques rouges sur le corps, ils se tiennent recroquevillés sur eux-mêmes et leurs articulations sont déformées.

Thune s'assoit sur un fauteuil défoncé et fait signe aux trois enfants d'en faire autant devant lui. Il paraît très détendu et amical. Ce qui rend son regard plus terrifiant encore. Il leur demande :

« Bien, on va faire vite. Je veux savoir comment vous êtes entrés.

— Qu'est-ce qu'on a en échange ? répond 3.

Thune éclate d'un rire sans joie.

— Oh, la mignonne petite fille demande des choses ! Bien. Dis-moi ce que tu veux.

— On veut pouvoir partir d'ici, tous les trois.

— Vous voulez pour aller où ? C'est le seul endroit ici où on ne va pas vous faire mal. Les autres clans ils se déchirent pour un peu de dixe, ils se droguent et ils se tuent. Ils n'ont rien compris... vraiment rien compris.

Pendant quelques secondes Thune détache son regard de 3 pour le braquer vers un des murs, comme si les autres clans dont il parle étaient apparus là et qu'il doive les foudroyer sur place. Puis il focalise à nouveau sa redoutable attention sur 3.

— Alors, dit-il d'un ton légèrement plus intense, tu me dis ce que je veux et je te jette pas dehors, compris ?

Pendant ce temps 5 revient suffisamment à elle pour demander mentalement où elle est et ce qui est en train de se passer. Mais le face à face requiert toute la concentration de 3 et de 4 qui ignorent ses messages. La douleur qui lui martèle toujours le crâne n'incite pas la fillette à utiliser la douceur et elle hurle :

— PUTAIN C'EST QUOI TOUT ÇA ?

Immédiatement les armes se braquent dans sa direction. 5 les ignore. Elle était furieuse avant de s'évanouir et elle est encore plus furieuse maintenant, enragée de douleur et d'impuissance. Elle marche vers le chef comme si elle comptait lui faire peur. Une attitude héroïque ou suicidaire, sous le regard intrigué des combattants de Thune. Elle brandit un doigt vers lui et ne s'arrête que quelques centimètres avant de le toucher.

— Et vous là, vous faites quoi ?

Elle tourne sur elle-même et inspecte la salle.

— Et eux ils font quoi ? C'est qui ? On est où ?

Elle se retourne défier Thune.

— Si vous étiez avec eux, je vous préviens...

Arrête lui dit 3 tout en lui posant une main sur l'épaule. 4 tente de la calmer par leur lien tech et lui résume les derniers évènements. Le regard de 5 se perd dans le vague le temps qu'elle intègre tout ça. Mais avant que 3 ne reprenne les choses en main, Thune se met à rire, quelques hoquets sinistres, avant de se lever et de poser sa main sur la tête de 5.

— C'est vrai, il y a beaucoup de choses que je dois dire.

3 et 4 regardent, atterrés, cet inconnu terrifiant entraîner leur petite sœur qui semble ne rien remarquer.

— On va faire les choses comme il faut, d'accord ? continue Thune. Ça ne sert à rien d'être violent. On va tous s'aider les uns les autres.

Il a à présent la main posée sur l'épaule de 5 qui continue à ne pas avoir peur. Il se retourne et sourit à 3 en disant :

— Compris les enfants ? »

Avec une grimace désapprobatrice, 3 acquiesce. Elle a compris qu'ils sont dans une mauvaise posture.

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant