Partie 25 : l'ordinateur

355 38 12
                                    

1 et 7

Le défilé reprend au logis Joesburg. 1 n'a pas fait attention au fait que l'ordinateur étant construit chez le couple, les autres habitants d'Appie auront besoin de leur autorisation pour s'en servir, quels que soient les cadeaux qu'ils amènent à présent. 1 a étudié les différentes répartitions des richesses et du pouvoir dans une communauté, mais il ne pense pas à l'appliquer ici. Les liens entre la théorie et la pratique sont encore durs à faire.

Il est concentré sur sa tâche, ce qui l'empêche de se ronger les sangs pour le reste de sa fratrie. Il ne croit pas que 2 et 6 aient vraiment de gros soucis, mais ils pourraient être tombés sur des gens qui les enfermeraient quelque part hors de portée des instruments techs. Quelque part qui ressemblerait à leurs chambres dans le laboratoire, admettrait 1 s'il arrivait à être honnête envers lui-même. Quant à 3, 4 et 5, il aurait pu leur arriver n'importe quoi. 1 a moins hâte de retrouver le Réseau pour poursuivre leurs agresseurs que pour vérifier que tout son petit monde est en sécurité.

De plus, c'est la première fois qu'ils sont séparés si longtemps, et ça lui fait une impression bizarre et extrêmement déplaisante. Il espère que 7 tient bien le coup. Elle a connu beaucoup de bouleversements en très peu de temps et elle commence à peine à réaliser ce qui lui est tombé dessus. Elle est si petite. Et si fragile. Étonnante. Décalée. Même pour une Tech.

Telmina a insisté pour la laisser à l'écart, dans leur chambre. Avec la foule qui se presse à distance respectueuse mais oppressante, la cave où il opère n'est pas vraiment un havre de paix. Il ressent depuis leur arrivée ici un malaise très désagréable qu'il met sur le compte de sa première rencontre avec des étrangers. Il refuse de s'avouer qu'il n'aime pas ces gens, trop différents de lui et tous ceux qu'il connaît. Pour l'instant, il préfère lui aussi que 7 reste à l'écart.

Officiellement Appie n'est pas reliée au Réseau, mais un canal de Réseau passe sous la ville et 1 a indiqué où ils devaient creuser pour connecter l'ordinateur. Il a oublié que l'accès aux canaux Réseau est payant, et que l'exhumer pour le brancher à une machine pirate est du vol aux yeux de la loi. Il voit que les gens autour de lui ont besoin d'un ordinateur, que lui a besoin d'argent, et il lui paraît tout naturel de leur en fabriquer un.

En milieu d'après-midi, le trou est terminé et 1 installe un câble qui connecte l'ordinateur au fil d'or du Réseau Mondial. Des murmures admiratifs s'échappent de la foule, vite effacés par les visages impassibles ou méfiants. Eux savent très bien que ce à quoi ils assistent est parfaitement illégal. Ils savent très bien également que cet étranger n'est pas fiable. Mais le risque en vaut largement la peine.

Quant à 1, la première chose qu'il fait est bien sûr de chercher ses frères et sœurs.

Son esprit s'éparpille alors dans un Réseau comme il n'en a jamais connu.

Courant sur la planète entière, relié aux ordinateurs mais aussi à tous les matériaux techs, ce Réseau est un univers à part mais son anhylo semble infini, parcouru sans cesse de mouvements opposés qui commencent à égrener l'esprit de 1 pour le semer à tout vent. Chaque pensée attire comme un nuage de sauterelles composé d'une masse d'informations contradictoires qui commencent à ronger la pensée en question avant de filer le long des fils dorés qui structurent l'anhylo. La simple présence de 1 perturbe tout l'équilibre et tout lui tombe dessus en même temps, l'encercle et l'écrase, le pousse et le retient, les fils s'enroulent autour de lui pour l'immobiliser alors que le courant l'emporte de toute sa force.

1 se concentre. Au sens propre. Il forme un noyau le plus compact possible de son esprit, puis récupère laborieusement chaque fragment de lui-même et le resserre, dans une boule trop dense pour être égratignée par tout ce qui circule dans le Réseau. L'idée de se recentrer au maximum sur lui-même devient sa seule pensée. Il oublie tout le reste.

Enfin revenu à lui-même, au cœur de sa propre personnalité, protégé du vent mortel et solidement planté sur les fils structurant le Réseau, il peut se remettre à réfléchir. Pas facile de chercher les autres dans ce maelström de sensations et de notions éparses. Eux aussi ont dû être confrontés à ça et ils ont sûrement laissé des messages pour qu'on les retrouve.

1 sait structurer un programme dans le Réseau. Jusqu'à présent, il n'en avait pas besoin pour simplement se déplacer, sa pensée suffisait à le protéger. Plus maintenant.

Pour commencer, il construit un programme servant de sous-marin, doté d'organes qui se déplacent le long des structures du Réseau et de capteurs qui repèrent la signature des Techs. Lorsque les Techs modifient l'anhylo, ils laissent des traces bien différentes de celles des humains puisqu'ils transforment son organisation depuis l'intérieur. Dans l'anhylo tout est ici et maintenant, mais 1 doit esquiver ou traverser des masses gigantesques d'informations inutiles. Il commence à désespérer de dénicher la moindre piste.

Jusqu'à ce qu'il croise un fil rouge tressé dans les fils d'or du Réseau, prêt à le guider jusqu'à un point précis. Il le suit. Et au bout, il trouve un programme qui ne peut avoir été laissé que par un Tech. D'ailleurs, ce Tech était sans doute 5. Il n'y a qu'elle pour se donner la peine de doter un programme aussi complexe d'une forme bien définie : une énorme pieuvre rouge aux yeux bleus, étirant des centaines de tentacules qui se divisent en milliers de filaments qui se séparent encore en milliards de fils infimes suivant la trame de l'anhylo. Pour le moment, les fils rouges ne couvrent qu'une partie du Réseau mais ils s'étendent sans cesse, et aucun humain ne peut les couper sans couper les fils d'or qui tiennent tout l'ensemble. Du beau travail.

La pieuvre porte un tee-shirt marqué « Faites gaffe, j'ai les bras longs. » Même si la réalisation est de 5, l'idée est sans aucun doute de 4. Tout à fait son genre d'humour.

1 fait le tour de la pieuvre. Sa bouche est une entrée. Laissant son programme d'exploration à l'abandon, 1 entre et se retrouve dans un cocon protecteur ne laissant pas filtrer le Réseau. L'intérieur est si proche du monde matériel que l'esprit de 1 reprend forme humaine.

Il y a des sièges et une table. Ce genre de programme-boîte qui permet de discuter sans mélanger les esprits, c'est 2 qui l'a inventé, tout particulièrement pour le confort de 3. La pieuvre créée par 5 est simple et solide. 1 est soulagé de voir que ses frères et sœurs ont trouvé de quoi se défendre contre ce Réseau surpuissant.

Une feuille l'attend sur la table. Dès qu'il la touche, il enregistre les informations laissées par les autres Techs.

Il connaît à présent le goût d'un hamburger retiré à un distributeur automatique, le frottement doux d'un tissu de luxe sur la peau, l'odeur pestilentielle des voitures à essence, il sait que les femmes de la ville d'Ambton s'habillent de couleurs fluo, et qu'on entend dans ses rues de la musique néo-punk venue des voitures roulant toutes vitres ouvertes. Il sait tout ce que 3, 4 et 5 retiendront de leur séjour dans cette ville. Mais pas ce qu'ils ont fait ni ce qu'ils ont décidé de faire ensuite.

2 est comme toujours plus efficace : elle lui a indiqué méthodiquement les points essentiels de son parcours, qui elle a rencontré, ce qu'on lui a dit, ce qu'elle en a déduit et pourquoi. Pas de nouvelles sur ce qu'elle et 6 ont ressentis. 1 suppose qu'ils vont bien.

À son tour, il indique où il en est, donnant des informations sur Appie, sur ses projets, son état et celui de 7. S'ils arrivent à tous se connecter en même temps, ils pourront discuter dans l'antre protectrice de la pieuvre. Pour le moment ils doivent se contenter de nouvelles en décalées.

Soulagé de savoir qu'ils vont tous bien, 1 sort de la pieuvre et remonte à la surface, il traverse l'anhylo jusqu'à se recaler dans son corps. Il enlève sa main du canal et bloque l'accès aux ondes qui arrivent encore jusqu'à son esprit. Il tremble un peu. Toute son excursion n'a pas duré dans le monde matériel, sa fatigue est purement mentale, mais elle influence son corps. Il s'écarte de l'engin tech le temps de reprendre son souffle.

Tous les spectateurs se précipitent pour essayer la machine. Ils font n'importe quoi et se marchent presque dessus, tout en laissant la préséance à certains, selon une hiérarchie complexe et stricte qui n'a pas besoin de s'embarrasser de mots et qu'un regard un peu appuyé rappelle à la mémoire de chacun. Telmina examine la scène d'un œil satisfait. Elle est à deux doigts de sourire à nouveau. 1 sort de la cave sans un mot et va chercher 7 dans la chambre.

Elle n'y est pas.

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant