Partie 57 : le maître des enfants perdus

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3, 4 et 5

Thune fait visiter son royaume à 5 qu'il paraît avoir adoptée. Pas une seule fois il ne jette un regard en arrière pour vérifier que 3 et 4 les suivent, et ils suivent mieux que s'ils étaient attachés par une laisse. Il semble faire son exposé uniquement pour 5 mais il sait très bien que les deux autres n'en perdent pas une miette, tout comme ses troupes toujours en adoration :

« Tu sais, Vicky, pourquoi il n'y a presque que des enfants dans ma bande ? Parce que tous les autres arrêtent tout. On leur a dit, non vous vous sortez pas, et au lieu de se mettre en colère ils se sont mis à chercher quoi faire enfermés ici. De toute façon ils ont pas cherché bien loin. Moi j'habitais déjà là avant qu'il y ait le mur et je peux te dire qu'il y en a plein qui étaient jamais sortis d'ici. Ils ont continué tout comme avant : la drogue, l'alcool, le sexe, les guerres de gangs. Mais c'est devenu de pire en pire. Et le pire de tout c'est la dixe. Tu sais ce que c'est la dixe, ma jolie ?

— Non.

Derrière eux, 3 et 4 envoient à 5 des messages pour lui dire de se méfier. Malgré sa grammaire bancale et sa mine piteuse, l'homme est un orateur de premier ordre, à la voix envoûtante, et la fillette ne paraît pas percevoir le danger.

— La dixe, souffle-t-il c'est la pire maladie de chiotte que t'as jamais rencontrée. Une came qui rend accro tout de suite et te bouffe de l'intérieur. Tu vois ces pauvres déchets ?

Il fait un grand geste qui désigne les trois hommes malades peinant devant les ordinateurs, et poursuit :

— Tous ils sont camés à la dixe et ils sont sevrés. Mais ils ont encore mal. Les touche pas, c'est contagieux. Après tout ce qui peut t'enlever la douleur, c'est la dixe. Tu as pas de dixe chez toi, petite poupée ?

— J'ai pas de chez moi.

Indignée, 3 tente de lui envoyer une secousse mentale pour avoir osé dire une chose pareille. Mais 5 a bien récupéré et son esprit repousse négligemment sa sœur. Ils quittent la salle et traversent une enfilade de pièces taguées et décrépites, quoique propres en comparaison du dépotoir des immeubles précédents. Partout des enfants, les uns en train de charger des caisses, les autres de distribuer ou de réparer leurs armes. Certains récitent des phrases obscures d'une voix monocorde et sont écoutés avec adoration par les autres. La petite escorte de Thune change, quelques enfants s'en vont et d'autres les remplacent, gardant sans se concerter un nombre constant de protecteurs autour de l'homme.

— Mes enfants non plus n'ont pas de chez moi. Parce que leurs parents sont des gosses aussi et qu'ils sont complètement pourris par la dixe, ils peuvent pas s'en occuper. Ils ont la dixe ou ils se battent. Pas moyen d'en tirer quelque chose ! Alors Thune est là et s'occupe des enfants. Je les protège de la rue, ils m'obéissent et ils se feraient couper la main plutôt que de toucher à la dixe ! Et bientôt on va tous se barrer d'ici.

On devrait les aider à partir dit 5 à 3 et 4.

Certainement pas ! répond fermement 3, plus que jamais partisane de l'ordre établi. Ce sont des criminels, ils n'ont pas le droit de sortir et c'est pour une bonne raison. On ne va rien faire d'illégal, c'est clair ?

Ce sont des enfants ! C'est pas de leur faute si ils sont nés ici ! Ils sont prisonniers, comme nous au laboratoire !

ON N'ÉTAIT PAS PRISONNIERS C'ÉTAIT NOTRE MAISON ! hurle mentalement 3 de toutes ses forces.

4 reste prudemment à l'écart de la dispute. Tout ce qu'il espère, c'est de ne pas avoir à prendre une décision pareille. Et de pouvoir partir d'ici.

Thune a facilement deviné que 5 lui est beaucoup moins hostile que 3 et, avec une habilité diabolique, il déploie tout son charme pour la rallier à son camp. C'est un homme prudent qui ne rejette jamais une possibilité tant qu'il n'est pas certain qu'elle ne servira pas. Si la douceur ne marche pas sur la fillette, il sera toujours temps d'employer la force. Il ne sait encore rien de l'histoire de ces trois enfants ni de quelle manière ils sont parvenus à entrer, mais il les veut à ses côtés. Toutefois même toute son intelligence ne lui permet pas d'anticiper des enfants télépathes.

5 aurait pu repousser le cri de sa sœur d'une seule pensée. Elle ne le fait pas. Au fond d'elle-même, elle espérait bien que 3 puisse lui prouver qu'elle se trompait. Mais 3 n'a rien d'autre à lui montrer que sa conviction, et elle a beau être aussi brûlante qu'un acte de foi, ce n'est pas une preuve pour 5 qui se sent abandonnée par les adultes depuis trop longtemps. Dans un geste de fureur dérisoire, elle se jette sur sa sœur pour la frapper.

Personne ne s'y attendait, pas même 5 qui est la première surprise d'être parvenue à placer son coup. Durant quelques secondes elle ne sait plus quoi faire, horrifiée d'avoir levée la main sur une de ses sœurs pour la première fois de sa vie. Quelques secondes qui suffisent à 3 pour riposter violemment, à la hauteur de la fureur qu'elle ressent elle aussi devant la trahison de sa petite sœur, qui ose accuser leurs parents de ne pas les avoir toujours choyés comme leurs enfants chéris. Très vite les deux petites filles roulent dans la poussière, sous les applaudissements et les encouragements des autres enfants qui les repoussent du pied quand elles s'éloignent trop du cercle qu'ils ont formé.

« Arrêtez ! » crie 4, parfaitement en vain. Son appel mental n'a pas plus de succès. Alors, puisqu'il faut que quelqu'un fasse quelque chose et qu'il ne voie personne d'autre de disposé à le faire, il prend le pistolet à la ceinture de l'un des enfants, trop vite pour que l'autre ait le temps de réagir. Il frissonne en sentant le métal dans sa paume. Il a rarement tiré avec des armes non-tech et a toujours détesté ça. Mais il se souvient très bien de comment on fait. Il fait feu sur le plafond.

La détonation assourdissante prend tout le monde par surprise et arrête le combat. À leurs esprits redevenus calmes 4 lance Ce n'est pas le moment de se conduire comme des humains. On s'en fiche de qui a raison, on s'aime et on ne se bat pas. C'est tout. À ses yeux, c'est aussi simple que ça. Et les deux filles ont beau chercher les raisons de leur geste, aucune ne tient face à cette évidence.

Il rend l'arme à son propriétaire et leur tend ses deux mains pour les aider à se relever. Honteuses, les deux filles évitent de se regarder. Tant qu'il les tient, 4 en profite pour leur souffler de faire la paix un peu mieux que ça. Les plus grands doivent s'occuper des plus petits et les plus petits obéissent aux plus grands. C'est comme ça que ça marche.

3 acquiesce immédiatement à ce rappel des règles du laboratoire. 5 aimerait remettre en question le dogme, mais n'insiste pas. Et Thune reprend les choses en mains. Un haussement de sourcils suffit à ce qu'on emmène l'enfant qui a laissé 4 prendre son arme. Une main protectrice sur l'épaule de 5 suffit à ce que la fillette se range à son côté, séparée de son frère et de sa sœur. Une simple position dans l'espace. Ça ne veut rien dire. Mais la rupture paraît irrémédiable.

« Les enfants, dit Thune en souriant de toutes ses dents gâtées, faites attention que miss Nora n'embête pas notre amie Vicky, d'accord ?

Immédiatement les armes s'abaissent et les bras se tendent pour faire reculer 3. La fillette les foudroie tous du regard mais se laisse faire. 4 reste entre ses deux sœurs, indécis, ne sachant pas laquelle rejoindre.

— Si on vous aide à partir, marmonne 5 sans oser regarde 3, qu'est-ce qui va se passer ?

— On sera libre, ma chérie ! Et tu seras très récompensée, je te promets !

— Oui, mais... vous êtes des méchants ou pas ?

— Ne l'écoute pas, dit 3 d'une voix glacée, c'est un menteur.

Thune s'est mis à genoux pour avoir le visage à la hauteur de celui de 5 qu'il regarde dans les yeux. Il a réussi à échanger son regard de tueur contre le désespoir le plus sincère.

— Est-ce que je vous ai fait du mal ?

— Mais... commence 5 qu'il interrompt aussitôt :

— Depuis que vous êtes entrés dans le Ghetto, est-ce que ce je vous ai frappé ? Je vous ai obligés à me suivre ? Je vous ai forcé à m'ouvrir ?

— Bah, non, mais...

— NON ! crie Thune en se relevant d'un bond. Non, je ne fais pas le mal ! Et tu sais pourquoi ? Suis-moi ! »

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant