Partie 121 : la salle zéro

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1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7

Un pan de mur coulisse, révélant une épaisse porte en acier, qui finit par s'ouvrir à son tour. L'une après l'autre, dans un ensemble de cliquetis hésitants, les protections qui gardaient la fameuse salle zéro s'effacent. Milley prend la tête du groupe sans hésiter et les guide dans un tunnel en pente douce qui s'enfonce un peu plus dans le sol.

— Est-ce que la chose sera là ? murmure 6.

Il frissonne sans le vouloir. Les autres Techs le réconfortent mentalement tandis que Choy lui pose une main protectrice sur l'épaule. C'est 7 qui répond :

— Non, elle est pas dans un seul endroit. Elle est partout où il y a du tech. Même dans nous.

Ça ne rassure pas tellement son frère qui se donne pourtant la peine de hausser les épaules comme si tout allait bien, pour les humains. Les Techs ont tous pris l'habitude de parler à voix haute, même lorsqu'ils disent quelque chose qui ne concerne qu'eux, quand ils sont avec les humains. Mais lorsqu'ils veulent transmettre une image, comme la grimace dégoûtée de Nora Milley en entendant ça, ils ne prennent pas la peine de poser des mots dessus. Ce que l'un voit, les autres le voient. Ils fonctionnent comme ça.

Et une fois arrivés ils n'en finissent pas d'écarquiller leurs quatorze yeux pour tout voir...

La salle zéro est immense et circulaire. Le tunnel aboutit à un long balcon qui domine le cœur comme des gradins autour d'une arène. Une épaisse paroi encore transparente malgré la poussière sépare le balcon du reste de la pièce. Mok recule d'un pas à l'idée de marcher sur ce qu'il prend pour du verre. Les autres admirent la vue. Au centre, des ordinateurs attendent patiemment de reprendre du service. Ils entourent une grande cuve. Le reste de la pièce est composé de matériel médical. Rien de tout cela n'est tech, les enfants en sont sûrs, mais il y a quelque chose. Un objet tech puissant, à l'aura immense...

Un objet qui leur évoque un souvenir lointain, depuis longtemps enfoui dans les strates les plus profondes de leur mémoire...

— C'est ici, dit le professeur Milley avec une émotion contenue.

Les Techs approuvent machinalement de la tête. Oui, c'est ici, ça ne fait aucun doute. Ils le ressentent comme un aimant. Une fascination mêlée de peur et de chaleur. Froid et tendresse. Un mélange étrange sur lequel ils ne peuvent pas mettre de mots. C'est ici. Ils en sont sûrs.

— C'est quoi, ici ? demande Sanx.

— L'endroit où ils sont nés, explique doucement Stones.

— Dans cette cuve, murmure 1.

Il ne se souvient pas réellement. Mais il sait. Ce lieu était une matrice. Une machine-mère qu'il n'avait jamais revue. Les larmes lui montent aux yeux. Les autres aussi. Ils ne prêtent plus la moindre attention au reste du groupe. Ils ne surveillent plus Edmund. Ils dévalent l'escalier métallique qui mène au centre de la pièce et courent jusqu'à la cuve.

C'était ici.

Ici qu'ils sont tous venus au monde.

— C'est à l'abri des perturbations techs, précise Stones. Il fallait que la structure tech autour soit proportionnellement bien placée, mais pas que le contact direct soit possible. Même l'aura des aînés empêchait le développement des fœtus... on ne sait pas pourquoi. Il nous a fallu plus de temps que prévu pour créer 2. On a fait plus attention pour 3, mais l'aura des deux grands avait augmenté avec l'âge et il a fallu tout réaménager pour protéger le site avec plus de plastique. Les autres sont arrivés comme une lettre à la poste. »

Personne ne lui prête réellement attention. Les Techs savent. Ils ressentent la présence de la chose étrangère comme un deuxième cœur qui battrait doucement, quelque part entre eux, ou en eux tous à la fois. Et ils savent ce qu'ils ont à faire. Leur humanité, leur individualité, leur personnalité n'a plus d'importance. Ils sont un tout. Les six premiers formant un cercle. Et la septième au milieu.

Ils partent dans le Réseau.

L'être est si loin. Jusqu'à présent il n'avait pu envoyer jusqu'à eux qu'une ombre et une voix, une pauvre marionnette qui est sans importance comparée à la formidable colonne d'énergie qui appelle les Techs. Et cette énergie elle-même n'est qu'un rayon de ce soleil brûlant. Un être tech trop colossal pour voyager dans le Réseau. Un être qui dépasse le Réseau. Un être qui est un autre Réseau — ailleurs.

Les Techs savent que la chose communique avec eux grâce à l'aura bêta, et à présent ils savent aussi qu'on n'aurait jamais dû la baptiser aura : elle n'entoure pas les êtres techs, c'est un véritable tunnel directement relié à ce qui attire l'attention de la chose. Les Techs sont en plein dedans et eux ne peuvent fuir ce projecteur aveuglant. Mais l'heure n'est pas à la fuite. Pas pour leur premier réel face à face.

L'heure est au combat.

Ils créent des programmes qui attachent 7 à chacun de ses frères et sœurs puis tissent un dôme protecteur au-dessus d'eux. Il ne tient pas longtemps, juste assez pour que les enfants disparaissent dans une tempête de sable créée à partir de données parasites brutes. Dans l'anhylo, le temps est marqué par la pensée, et chercher quelqu'un c'est lui laisser du temps. Du temps pour un piège, une embuscade, une contre-attaque.

La créature colossale qu'ils devinent au loin est bien trop puissante pour qu'ils puissent espérer la vaincre et la seule idée de l'attaquer est terrifiante. Mais ils ont déjà affronté bien des dangers terrifiants. Comparé à l'idée de perdre leur sœur, celui-ci n'est rien. Les Techs s'inspirent des pièges installés dans l'esprit de 2 pendant les séances d'hypnose pour construire un labyrinthe. Un dédale qui obligera la chose à perdre un morceau d'elle-même ou à s'engouffrer définitivement dans une spirale sans issue. En une fraction de seconde ils érigent les murs et les tunnels qui s'entremêlent dans un plan à sept dimensions. La créature ne veut pas détruire le labyrinthe tant qu'ils sont dedans et une partie d'elle-même s'engouffre à l'intérieur pour les traquer. Cette partie se divise en plusieurs ombres qui explorent toutes les voies possibles. Elles disparaissent les unes après les autres. Mais il en vient toujours plus.

Une voix composée de mille milliards de voix retentit :

« Le pont nous ne voulons que le pont un lien nous sommes si loin 7 a promis un pont nous cherchons le pont »

Les Techs s'enfuient. Certaines des ombres les rattrapent. Elles se matérialisent, elles cherchent à adopter une forme humaine. Grises et sans visage, tendant le bout de leurs membres supérieurs dépourvus de mains, elles ressemblent à une caricature bâclée de poupées de chiffon. Elles ne parlent pas, la voix vient d'en haut, elles ne sont que des marionnettes titubantes, des illusions destinées à leur inspirer confiance. Mais si leur humanité n'est que grossièrement esquissée, leur force est bien réelle. Elles ne tentent pas de frapper les Techs, elles cherchent à se fondre en eux jusqu'à pouvoir les manipuler et les ramener sagement sur le chemin de la raison. Mais elles ont commis une erreur en se dotant d'un programme-corps. Les Techs peuvent les frapper.

Jamais encore les enfants n'ont ainsi combattu dans le Réseau. Cependant ils savent déjà que ce n'est pas l'entraînement subit dans le monde matériel qui est en jeu mais leurs réflexes et leurs stratégies. Savoir utiliser la force de l'adversaire contre lui. Être complémentaires sans se servir de la télépathie. Les ombres étaient toujours impalpables dans le Réseau tandis que les Techs ont l'habitude de jouer avec leurs esprits, devenant selon leurs besoins aussi flous qu'un nuage de données brutes ou aussi solides qu'un programme. Avec leurs avatars mentaux, les ombres sont faciles à repousser.

Peu à peu le refuge du labyrinthe prend de l'importance, son espace s'étire pour laisser la place aux combats. Le non-décor qui les entourait se transforme au gré des esprits. Une forêt de bambou jaillie de nulle part, offre des bâtons et disparaît engloutie sous le béton d'un mur protecteur. Sous l'impulsion des ombres, le mur bourgeonne de mille feuilles qui s'étirent et forment lianes et ronces tentaculaires, mille pythons tentant d'enlacer les Techs. Une cage les emprisonne. Les barreaux de la cage explosent et projettent des javelots d'acier. Les tiges sont renvoyées sur les ombres et les transpercent.

D'autres ombres arrivent. Le labyrinthe tremble sous l'impact de l'énergie tech colossale que la chose lui envoie. Elle semble ne jamais avoir de fin. Les Techs ne lui ont vu aucune fin. Leur combat est perdu d'avance. Ils ne sont que des pions qui ont été joués jusqu'à revenir ici. Leur résistance est vaine. Mais tant qu'ils auront les moyens de lutter, ils les utiliseront.

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant