Partie 44 : exploser le camp militaire

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1 tente de calmer les battements de son cœur et de renvoyer 7 dans son propre corps. Il ne sait pas ce qui arrive quand on laisse son esprit dans un corps qui meurt, mais autant qu'elle ne tente pas l'expérience. Il veut réfléchir le plus froidement possible à ce qu'il voit et aux possibilités qui s'offrent à lui. Rien à faire. Chaque gorgée d'air qu'il inspire le glace jusqu'aux os, imprégnée de la certitude que cette fois il va vraiment mourir. Impossible de réfléchir. La seule chose à laquelle il arrive à penser ce sont ses frères et sœurs. Il se demande si 7 arrivera à les retrouver dans le Réseau et à leur demander de l'aide. Pas pour lui. Tout ce qu'ils pourraient faire face à ces armes mécaniques c'est assister, impuissants, à son exécution. Pour elle. Il faudra que quelqu'un vienne la chercher. Il pense à eux d'une manière détachée, concentré sur des détails les plus éloignés possible de l'horrible échéance. Mais il revient toujours à la menace. Rien d'autre ne compte réellement dans sa vie que six fusils le tenant en joue.

« C'est bien lui. » dit un homme. Il n'a pas d'arme mais c'est lui qui donne les ordres. Il ajoute, s'adressant cette fois au Tech : « M. Edmund veut te rencontrer en personne. Garde tes mains là où on peut les voir et avance lentement, entendu ? »

1 obéit, se disant à lui-même que c'est forcément bon signe, que peut-être tout cela n'est qu'un malentendu qui sera réglé s'il suit les instructions. Il ne croit pas à son propre mensonge. Il s'était toujours dit que tant qu'à mourir sous la menace d'une arme à feu, autant ne pas obéir, pour emporter cette ultime satisfaction dans la tombe. Cette idée ne l'effleure même pas maintenant qu'il est confronté à la puissance hostile d'un véritable danger. Pris au piège. Et rien d'autre n'existe plus que le piège et la voix froide, inhumaine de l'homme qui va décider de sa vie. Le jeune homme avance. Et entend la voix de 7 résonner au fond de lui. Il n'a pas le courage de couper le contact avec elle maintenant. La petite fille lui dit : Fuis ! Ce serait une pensée simplement naïve sans la formidable charge d'espoir qu'elle transporte, sans l'énergie surpuissante du désir de vivre de la fillette pour qui sa vie et la vie de son frère sont une seule et même chose. Bats-toi ! s'exclame-t-elle sans utiliser le moindre mot, uniquement la force brute de ce réflexe animal. Se battre pour sauver sa peau.

Ses envies de vivre, de fuir et de se battre sont une seule et même force à la hauteur de sa terreur et de sa colère, elles étouffent la pitoyable voix de la raison qui prônait la prudence et le lance dans le combat. Il est un Tech, créé pour être plus qu'un humain, plus rapide, plus fort, plus résistant. Il veut l'être. Il doit l'être. Et il a le Réseau. Son arme qui en vaut mille.

Plus question d'enlever délicatement les codes délimitant les données du camp, 1 les détruit les uns après les autres d'une seule pensée, après quoi il lance ses ordres. Il ne suit aucun plan et un seul mot résonne le long du Réseau. Destruction. Les Techs sont les dieux du Réseau. Les dieux peuvent prendre soin de leurs créatures et veiller à ne pas les déranger en passant parmi elles. Ils peuvent aussi les prendre et les utiliser à leur gré. Ce sont leurs créatures. 1 ne se soucie plus de ce qu'il fait aux armes, aux programmes, aux bâtiments, aux humains, il ne se soucie plus de ce capitaine qu'il est venu traquer, il ne reste plus que la volonté primitive de se sortir du piège et de sauver sa peau.

Le Tech s'est arrêté de marcher pour mener à bien son travail mental. « Avance ! » lui répète l'homme qui dirige le groupe, laissant cette fois transparaître dans sa voix une trace d'énervement. 1 ne réagit pas. L'un des soldats tire — vers la jambe. Le mince sifflement de la balle est suffisant pour esquiver. Deux centimètres d'écart — un hasard. 1 sourit et le soldat sait alors que ce n'est pas un hasard. Le chef ordonne : « Maîtrisez-le ! ». Et puis quoi encore ?

1 sent dans son âme la base entière qui explose. Le maîtriser ? Ils ont d'autres soucis bien plus urgents. Lui et tout ce qui est lui. Un tout qui est bien plus que son corps.

Enfin les humains entendent à leur tour que quelque chose ne va pas. Une série de bruits sourds et lointains, puis un assourdissant concert d'armes à feu, et pour finir toutes les alarmes qui se déclenchent et dominent le vacarme de fin du monde qui règne dans le camp entier, l'apocalypse version tech. Les soldats ne dévient pas leurs armes d'un millimètre, attendant sagement les ordres de leur chef qui tente par micro d'obtenir des renseignements sur la situation. Personne ne maîtrise la situation. 1 ressent le camp tout entier. DESTRUCTION.

1 se jette au sol à l'instant précis où une nouvelle explosion détruit le mur. Lui n'a rien. Immédiatement il se relève et s'enfuit. Il reste trois soldats debout et prêts à le poursuivre. L'un d'eux lui barre la route, il attrape son fusil et l'envoi à terre d'un geste. Les deux autres lui tirent dessus. L'entraînement au combat de 1 prend le dessus et il n'a plus qu'à se laisser porter par l'adrénaline et ses réflexes précieusement acquis. Plus de balles à blanc cette fois, mais ce n'est même plus son baptême du feu. Il attaque pour sauver sa vie. Un coup de crosse sur une tête qui lâche un gémissement, une torsion sur un bras, un corps qui sert de rempart contre les balles. Le Tech n'a plus d'adversaires, il n'a plus que des obstacles.

Il se dégage. Pas question de se laisser prendre. En même temps sa perception du Réseau est plus sensible qu'elle l'a jamais été. Pour la première fois de sa vie il ne lutte pas contre les barrières des programmes de sécurité, il les intègre comme un nouveau corps virtuel, il devient la base et tout ce qu'elle contient de tech, il sent les armes détruire comme si elles faisaient partie de lui, il voit par les milliers de caméras et trie instantanément les images par les cerveaux des ordinateurs, il n'a pas besoin de se concentrer sur telle ou telle partie à explorer puisque tous ces endroits réels et virtuels sont lui. C'est une sensation extraordinairement grisante, aussi puissante que l'ivresse de parcourir le Réseau à toute allure, sans se soucier des morceaux de soi qu'on abandonne en cours de route...

C'est cette ressemblance qui déclenche l'alarme mentale de 1, un blocage qu'il s'est imposé à lui-même, il y a bien longtemps, pour être sûr de résister à la tentation de se perdre dans l'or de l'anhylo. Il ne doit pas perdre la tête. L'essentiel est de protéger son corps physique. 1 court. Ce fameux corps si précieux n'est à présent qu'un membre supplémentaire, souple et pratique, mais pas plus important que ses portes et ses bureaux, que n'importe quelle partie composant la nouvelle entité géante qu'il est devenu. Il faut que le corps évite de se retrouver face aux humains. Rien de plus facile. Ce ne sont plus des objets que 1 manipule pour bloquer le chemin aux soldats, c'est une partie de lui-même. Tous ses mouvements sont parfaitement fluides et clairs. Il est plus que tout ce qu'il était avant. Son corps fuit vers l'intérieur du camp, là où il n'y a pas le moindre soldat. C'est plus simple. Ça paraît bien. Il est difficile de se souvenir de ses buts d'avant, de ses convictions, tout ça était lié à ses limites et il a explosé ses limites.

Il tombe de très haut, violemment, sans comprendre d'abord ce qu'il se passe, sans comprendre où il est ni qui il est. Le jeune homme reste étendu sur le béton d'une cour intérieure et ne parvient plus à faire un mouvement. Brusquement un réflexe le fait inspirer et lui sauve la vie. Son corps. Il est de retour dans son corps. Il a perdu tout le reste. Plus d'adrénaline. Plus de puissance. Plus de contact avec le Réseau tech. Il est allé trop loin, son corps est allé trop loin et son esprit a bien été obligé de suivre et de quitter le Réseau sans même s'en apercevoir. Il se réinstalle dans sa peau comme dans un costume étranger, oublié. Il ne s'aperçoit même pas qu'il pleure.

C'était une sacrée chute.

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant