Partie 45 : manifestation

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3, 4 et 5

Les trois enfants se serrent instinctivement les uns contre les autres. 4 et 5 se tiennent la main. Leur contact mental est si étroit qu'ils savent à peine lequel pense quoi. Peu importe, ils pensent tous les trois à la même chose. Ou plutôt ils ressentent tous les trois la même chose. La peur.

Autour d'eux l'ambiance est festive, mais teintée çà et là d'agressivité. Ils sont encore loin des véritables manifestations. Tous les proches de la communauté du 10 rue Carson sont là. L'indignation et la colère devant la création des Techs sont toujours présentes, mais au second plan derrière les détails de l'organisation, les demandes de renseignements et les retrouvailles. Les membres de la communauté ont l'habitude de se rassembler et d'agir avec passion et ténacité pour faire changer les choses. Ce qui ne les empêche pas de perdre presque tous leurs combats : ni l'Alliance ni la SRAM ne se laissent impressionner par la voix du peuple. Se taire serait pourtant pire. Et cette fois, ils ne sont pas seuls à vouloir lutter. La foule se rassemble et promet d'être nombreuse. Les rumeurs circulent sur les Techs, leurs capacités, le danger qu'ils représentent. Personne ne parle de ce que les Techs voudraient ou ne voudraient pas faire, de leur but, de leur message. Et ça terrifie les trois enfants encore davantage que les soldats.

Les membres de la communauté sont tellement gentils avec eux ! Ils prennent tous le temps de les rassurer, de leur parler, voire de leur offrir quelque chose. À tour de rôle ils viennent, intrigués par leur malaise, eux qui aimaient tant aider à peindre les banderoles et crier des slogans qu'ils étaient incapables de comprendre, les adultes sont étonnés de les voir si amorphes et si passifs. Ça ne leur ressemble pas. Pas plus que leur agressivité lorsqu'on leur demande de participer davantage. Comme en signe de protestation, ils ont tous les trois remis les vêtements techs qu'ils portaient à leur arrivée, et ça aussi surprend les adultes qui les connaissent finalement si peu.

Ils viennent à la manifestation en braquant un regard étrange sur la foule, un mélange de peur, d'hostilité et de déception. Les enfants ne se rendent pas compte que leur comportement est suspect, ils suivent les anti-Techs pour comprendre. Pourtant ils les connaissent déjà très bien. Trop bien. Le bien et le mal sont mélangés et les enfants ont perdu tous leurs repères. 1 a disparu de leur perception et 2 est occupée à mentir à des menteurs, 6 est plus surveillé qu'un réacteur nucléaire et 7 est totalement concentrée sur 1. Ils ne peuvent donc pas compter sur le réconfort des autres Techs. De toute façon 3 refuse d'infliger ce spectacle aux autres - c'est déjà assez dur pour eux d'y assister. Ils avancent avec les anti-Techs parce qu'ils ne savent pas quoi faire d'autre.

Leur groupe en rejoint d'autres, qui se mêlent eux aussi aux gens déjà en marche. La foule remplit la rue, bloquant totalement la circulation, et impose d'avancer sur un rythme lent, car il devient déjà difficile de se frayer un chemin entre les personnes. Cette manifestation n'a rien à voir avec celles auxquelles les Techs ont déjà assistées, qui réunissait une centaine de participants pour des milliers slogans révolutionnaires. Pas besoin de policiers placides pour empêcher les passants de leur jeter des canettes en se moquant d'eux. Aujourd'hui la foule, c'est eux. Ils sont des milliers. Plusieurs milliers. Des gens à perte de vue. Certains ont des pancartes et des banderoles, en majorité bricolées à la va-vite, mais la plupart n'ont rien. L'atmosphère est saturée de peur et de tension. Et la tension des uns multiplie celle des autres, tous ces gens qui ne se connaissent pas et ne se seraient jamais adressé la parole forment peu à peu une gigantesque masse d'électricité invisible, prête à se décharger sur le premier malheureux qui aurait la mauvaise idée d'avoir l'apparence de l'ennemi. Mais ici l'ennemi c'est le gouvernement, et les seuls représentants du gouvernement que les gens distinguent sont les unités spéciales, masquées et casquées, protégés par leurs armures et prêts à maîtriser la foule si jamais celle-ci s'avisait de faire trop de remous.

Les gens attendent. Des envoyés de l'Alliance doivent venir leur donner des explications. Et les agents du B.A.G.N. savent très bien que s'ils échouent, unités spéciales ou pas, la foule chargera et mettra la ville en pièce - comme elle l'a déjà fait à Nava, Dosgard, Chartey et même Liendel.

Les habitants du 10 rue Carson se laissent peu à peu gagner par l'atmosphère de l'étrange manifestation silencieuse. Presque silencieuse. Comme une mer traversée par des vagues la foule est traversée par des cris d'indignation, de haine, de peur, repris par les voisins puis par leurs voisins, les phrases parcourent la foule individu par individu, s'éteignent ou s'amplifient, se croisent, naissent et disparaissent sans qu'on sache comment ni pourquoi. La mer est calme mais la tempête n'est pas loin.

Tracy, inquiète par toute cette violence contenue, arrête les trois enfants en leur disant :

« Nora, Neil, Vicky, venez on rentre !

D'un même mouvement les Techs se retournent et la toisent. Leurs regards la troublent. Comme s'ils lui faisaient sentir qu'elle ne sait rien et qu'elle ne comprend rien à ce qui se passe réellement. Neil et Vicky lui demandent en même temps, en utilisant exactement le même ton et les mêmes mots :

- Pourquoi ? On vient juste d'arriver.

- Parce que, répond Tracy en rassemblant tout son courage pour cacher sa nervosité, ça risque d'être dangereux.

Le visage de Nora reste fermé, les yeux de Neil s'embuent de larmes et Vicky éclate d'un rire cruel :

- Ils sont venus tuer les Techs, fallait pas t'attendre à ce qu'ils soient gentils non plus !

- Toi, dit timidement Neil, tu n'es pas d'accord avec eux, non ? Tu sais que c'est méchant ?

- Écoutez, je sais qu'ils y vont trop fort mais c'est le gouvernement qui a commencé, d'accord ? Ces choses sont une menace pour tout le monde et...

- Ta gueule, dit Nora. On a tous le droit de vivre. »

La petite fille est aussi imperturbable qu'à son habitude, comme si elle n'avait proféré aucune injure mais une simple demande. Elle a utilisé l'une des maximes préférées de Tracy et n'a pas l'air de se soucier de son avis pour autant. Les enfants se glissent dans la foule pour échapper à la jeune fille qui reste sur place, autant qu'elle le peut sans se faire piétiner, complètement abasourdie.

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant