TERRIENNE (édité)

De l'autre côté

Deux gardes, protégés des pieds à la tête par une épaisse combinaison noire, font irruption dans la pièce, essoufflés. De l'autre côté de la table en verre, la femme brune et les trois hommes se retournent, coupés dans leur discussion.

-Alors ? s'enquit un des hommes.

Il a les traits tirés, les paupières cernées, ses cheveux gris trop longs tombant devant ses yeux.

Un silence suit sa réplique, seulement troublé par le bip incessant des machines présentes dans la pièces.

Ils se trouvent dans la salle des commandes du Bunker 8, le cerveau de l'opération en cours. Cette mission est classée top secrète ; les habitants n'en sont pas au courant. A vrai dire, les futurs sujets ne le sont pas non plus.

-Alors ? répète l'homme. Vous les avez ?

Les deux gardes échangent un regard, et l'un d'eux secoue la tête négativement. L'adulte aux cheveux gris tape du poing sur la table transparentes.

-Et merde ! Ils sont trop coriaces, ces jeunes.

La femme retient un sourire. Elle le sait. Elle sait que sa fille est une battante, qu'elle sait se défendre, face à n'importe qui. Et elle est fière de sa progéniture.

Puis le regard plein de haine que sa petite fille blonde lui a lancé avant de s'enfuir lui revient en mémoire, lui coupe le souffle et fait monter des larmes dans ses iris bleus. Ce qu'elle a lu dans ses yeux, à ce moment-là, n'était que de la déception, de la colère. Il n'y avait pas une pointe d'amour dans ce regard. Pas une seule.

Elle est obligée de se tenir à la table pour ne pas tomber au sol. « Elle me déteste. Jamais elle ne me le pardonnera. » C'est la seule chose qu'elle ne peut supporter : perdre son enfant, à tout jamais, perdre l'estime que sa fille avait d'elle. Elle la voyait comme une femme forte, elle l'admirait, l'aimait, et maintenant, elle la hait de tout son cœur.

Elle essuie discrètement ses larmes du dos de sa main et se tourne vers son mari. Lui n'a pas l'air d'être perturbé par la réaction qu'a eu leur fille, deux jours auparavant, en découvrant toute cette histoire. Elle observe les contours maigres de son visage, détaille chaque parcelle de sa peau.

Il était beau, lorsqu'il était jeune. Fort, combattant, drôle, charmeur. C'est pour cette raison qu'il est devenu sa moitié, sur Neuf. Puis, ils ont eu Brume, qui amenait la joie et la bonne humeur à la maison. Lorsqu'elle a eu cinq ans, on lui a proposé un haut poste jugé « top secret. » Il ne pouvait parler de ce qu'il faisait à personne, pas même à elle, sa femme. Il gagnait beaucoup de criss, la monnaie de Neuf, mais ils continuaient à vivre dans la misère.

Au fur et à mesure des années, son mari se faisait moins présent avec sa famille. Il était trop accaparé par son travail, dont il ne pouvait toujours pas parler. Il se contentait d'expliquer à Abby que le projet « avançait », et qu'il serait bientôt prêt.

Abby se sentait délaissée, abandonnée. Mais elle avait sa fille, prenait soin d'elle, compensait les absences répétées de son père. Et Brume est partie au Parcours, à son tour. Elle se souvient encore de son premier combat : elle était si fière de la voir à l'écran, le regard dur, fixe, concentré. Elle était différente des autres, qui prenaient peur dans leur premier Parcours. Mais malgré tout, sa petite Brume lui manquait.

Le soir, elle rentrait chez elle, seule. Elle mangeait, seule. Elle partait se coucher, seule. Son mari ne revenait pas souvent à la maison. Ils n'avaient plus la complicité qu'ils avaient avant cet énorme projet.

Puis, un jour, il est arrivé, le sourire aux lèvres. Ils venaient de finir la mission, et il pouvait enfin lui en parler. Il était tellement heureux... Elle ne l'avait jamais vu ainsi.

Il lui a expliqué qu'ils quittaient Neuf pour toujours et qu'ils allaient sur Terre, pour recommencer une nouvelle vie. Cela faisait des années qu'ils préparaient le vaisseau, et il était terminé. Ils partaient bientôt.

Abby avait tout de suite eu une bouffée de joie à l'idée de se rendre sur Terre. Ils en avaient toujours rêvé. Voir la planète de leurs ancêtres, vivre comme eux, retrouver son mari, comme avant. Mais il y avait un problème. Elle était persuadée que Brume ne voudrait jamais quitter Neuf. Et elle ne s'était pas trompée.

Elle voulait lui donner raison, la laisser rester, être heureuse, au Parcours. Mais elle ne pouvait se résoudre à se séparer encore plus d'elle. Abby était partagée, déchirée entre ces deux choix : partir avec son mari, emmener sa fille de force avec eux, quitte à ce qu'elle soit malheureuse, ou rester, abandonner son rêve de toujours.

Il avait su la persuader de venir, à l'aide de mots gentils, de promesses d'une vie meilleure. Avec Brume, il s'était montré intransigeant. Elle était venue de force avec eux.

Et maintenant, elle était partie pour toujours.

Abby se force à se concentrer sur la conversation. Ils les cherchent. Brume, Hunter, Travis... Tous ceux qui viennent de Neuf. Ces hommes les cherchent pour faire des expériences sur eux. Lorsqu'elle l'a appris, elle s'est opposée à ce sujet. Elle s'est même portée volontaire, pour les épargner.

« Ils ne sont que des enfants ! » a-t-elle protesté, ce à quoi son mari lui a rétorqué que c'était encore plus intéressant, qu'ils soient jeunes.

Les Terriens veulent voir si ces extra-terrestres sont comme eux ou non. Ils comptent d'abord torturer les enfants, puis se rendre sur Neuf et tout analyser, découvrir... Et qui sait ce qui se passera après.

Abby a essayé de partir de ce projet, qui n'était initialement pas prévu. Malheureusement, elle n'a pas pu s'éclipser. Elle n'a pas pu parler à Brume, lui expliquer ce qui se passait. Elle n'a pas pu lui dire qu'elle était contre cette idée. Et maintenant, elle la déteste.

Son cœur se serre de plus belle à cette pensée. Elle essaie de se recentrer sur la discussion, d'oublier le visage de sa fille qui la regarde d'un œil noir dès qu'elle ferme les paupières.

-Nous allons devoir employer les grands moyens, annonce un second homme, le caporal Rudant.

C'est un militaire à la retraite, et c'est lui qui est à l'origine de cette mission.

-Il faut les retrouver au plus vite. Prévenez tous les Bunkers. Toutes les unités. Qu'ils ratissent la région. Interrogez tous les passants, cherchez-les grâce à leurs vêtements. Regardez qui est susceptible de les aider à se cacher. Nous devons les attraper. Exécution !

Puis il se tourne vers Abby et son mari, un sourire mauvais aux lèvres. Elle déglutit faiblement.

-Que la chasse commence.